Pierre Heckmann, 93 ans, est l'un des derniers ivoiriers du monde. Si le commerce de l'ivoire est interdit, il n'est pas interdit de faire des réparations et les clients se pressent dans cette petite boutique du 6e arrondissement de Paris, dans laquelle il est né. Une passion transmise par son père et son grand-père et qu'il compte pratiquer jusqu'à ses 100 ans.
— Réalisation : Adèle Cailleteau, Julia Mourri | Montage : Christophe Bleuse
Assis sur un tabouret, juste derrière la fenêtre, les yeux de Pierre Heckmann sont plongés sur un crucifix. Il le rafistole. Dehors, les passants sont nombreux à s’arrêter devant lui et sa boutique de la rue Bonaparte à Paris. Sur sa devanture d’une autre époque, on lit “Ivoire”. Certains badauds prennent des photos, d’autres s’émerveillent que cette boutique, ouverte en 1913 par son père, soit encore là, entourée des magasins haut de gamme du très chic VIe arrondissement.
De l’autre côté de la vitre, Pierre Heckmann continue à aiguiser ou poncer, imperturbable. Il est l’un des derniers ivoiriers du monde. Devant lui trône une sphère remplie d’un liquide bleu mystérieux : “C’est du sulfate de cuivre qu’avait mis mon grand-père au XIXème siècle, explique-t-il. Ça s’est peut-être un peu évaporé.” C’est grâce à ce globe de dentellière et au travail à la lumière du jour que l’ivoirier n’a pas besoin de lunettes. Ses yeux vifs et la clarté de sa voix ne le laissent pas deviner, mais Pierre Heckmann a 94 ans. Sa retraite ? Il compte la prendre à 100 ans. Après tout, on vit longtemps dans sa famille. Son père a bien travaillé jusqu’à 95 ans.
Le téléphone sonne. Au bout du fil, on est au Canada. De passage en France la semaine suivante, ce client de l’autre bout du monde apportera à Pierre Heckmann des crucifix à réparer. Ce sera un de plus qu’il ajoutera à sa boîte à réparations qui déborde déjà. “J’en ai pour toute la semaine à réparer”, nous dit-il en farfouillant parmi les christs sans bras. Dans la boutique, les clients défilent les uns après les autres.
Je lui demande : “Que feront-ils, tous ces habitués, quand vous ne serez plus là ?” — “Le métier va disparaître, répond Pierre Heckmann, sans se désoler. Ce ne sera pas le premier métier d’art à s'éteindre.” Lui-même a transmis ce savoir-faire à son fils… qui a pris sa retraite, à 60 ans. De la chambre syndicale de l’ivoire et de l’écaille, Pierre Heckmann est le président. “Et la seule personne que je préside, c’est moi-même”, s’amuse-t-il.
En parlant, il me tend la pointe d’une défense de mammouth. Un outil tombe. “Nico !”, crie le grand-père à son petit-fils. Ce dernier se presse pour ramasser l’objet tombé. Il apportera un verre d’eau au prochain ordre du chef. Nicolas, c’est le commercial. La ressemblance avec le grand-père est frappante. Il s’occupe de la dizaine de clients — au parler mondain et brushing soigné — venus ce matin. Avec la législation qui interdit la vente d’ivoire datant d’après 1947, le travail de Pierre Heckmann s’est de plus en plus orienté vers la réparation. Sa matinée avait commencé par la remise en main propre de la copie d’une pièce perdue d’un jeu d’échecs, qui représente un éléphant. Elle se termine quand les cloches de l’église Saint-Sulpice sonnent midi. Pour Pierre Heckmann et son petit-fils, c’est l’heure d’aller déjeuner : “On va bientôt fermer, les jeunes filles !”
— Texte : Adèle Cailleteau, Photos : Adèle Cailleteau, Julia Mourri
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