Longue barbe blanche, bandeau rouge sur le front, regard à l'horizon : Jacques Aubert a tout du vieux loup de mer. Il nous fait goûter des araignées de mer, pêchées au large normand le matin-même.
— Réalisation : Adèle Cailleteau, Clément Boxebeld | Montage : Adèle Cailleteau
Bandeau rouge sur la tête et regard à l’horizon, Jacques Aubert a tout du vieux loup des mers. "Les éléments façonnent, dit-il. Tu n’as pas la même gueule si tu fais ce métier ou un autre." Et le sien, la pêche côtière, a sans doute creusé son visage mais bien rempli sa vie.
"Il va y avoir un passage olé olé", nous prévient le retraité à la sortie du port de ce petit village d’Omonville-la-Rogue à La Hague. "Je te dis pas qu’on ne va pas en prendre une mais on va négocier ça au mieux." C’est pour nous que Jacques mouille le ciré ce jour-là. Le convaincre d’être filmé n’a pas été une mince affaire mais une fois la décision prise, il s’organise pour que tout se passe au mieux. A commencer par jongler avec les vagues pour que Clément et sa caméra restent au sec. Le bateau tangue, impossible de rester debout sans s'agripper. "Tu as déjà chaviré ?", lui demandé-je. "Chaviré, non. Presque coulé, oui", dit-il imperturbable.
Dans cette mer agitée, Jacques a le calme de ceux qui en ont vu d’autres. C’est bien le cas. Pendant ses études de droit un peu après mai 68, il se rend compte que rester assis sur une chaise ne pourra jamais lui convenir. Il décide de devenir pêcheur et s’embarque comme matelot là où il y a de la place, c’est-à-dire sur "le pire bateau du port de Cherbourg". Ses aventures le mènent à la marine marchande et il profite de ses retours à terre dans le Cotentin pour lancer son affaire de pêcheur côtier.
La qualité qu’il faut pour attraper du poisson ? "De la finesse", pour Jacques. "La patience", répond Arthur au même moment. Gaillard de 23 ans, c’est l’acolyte du vieux pêcheur qui s’apprête à aller au lycée maritime pour lui-même en faire son métier. "Arthur dit la patience, moi la finesse, parce qu'il lui faut beaucoup plus de temps pour attraper du poisson", se moque Jacques gentiment.
Contrairement à ce que je pensais, il ne suffit pas de trouver le bon endroit et d’attendre les poissons s’accrocher au bout de sa canne pour pêcher. Jacques et Arthur n’ont de cesse de bouger, manier leur canne pour donner l’illusion de vrais poissons et changer de leurres. Aujourd’hui, les appâts sont rose et pailletés. Au loin, on aperçoit des oiseaux qui piquent dans la mer. "Il y a du fish", s’exclame Arthur avant de mettre en branle le bateau dans cette direction. "Ils nous aident à pêcher, explique Jacques. Une chasse au thon est souvent couronnée d’oiseaux."
Par deux fois, ça a tiré sur la canne d’Arthur mais on revient au port, après plus de deux heures en mer, sans fish. "Nous allons beacher", lance Jacques en souriant. "Maintenant, il faut parler anglais courant pour pêcher", dit-il alors que nous débarquons sur les galets. Il saute par-dessus bord et rigole : "Il faut absolument que je rachète des bottes", dit-il de l’eau jusqu’aux mollets.
"On a de super techniques mais on n’a plus de poisson", résume Jacques. Surpêche et réchauffement climatique ont en partie vidé la mer de la Manche. Le bateau ne revient quand même pas tout à fait vide : Jacques et Arthur ont attrapé des araignées de mer, piégées dans des casiers. A l’époque où il était pêcheur professionnel, Jacques en avait 500 en mer. Aujourd’hui plaisancier, il n’en a plus que deux.
Les plus petits crabes sont relâchés pour ne garder que quatre gros et une "moussette" (araignée juvénile) pour le déjeuner. En cuisine, Jacques sait y faire. Notre hôte a aussi été cuistot dans la marine marchande. La mayonnaise est prête en deux temps trois mouvements pendant que les araignées de mer "amortissent" dans de l’eau douce. C’est le secret pour que leurs pâtes ne se décrochent pas à la cuisson. Il sale à coup de poignées de gros sel et porte l’eau à ébullition. Pour les dépioter, c’est simple. Il suffit de suivre les lignes prévues à cet effet sur le crabe. "C’est bien foutu, tout est indiqué. Dieu, dans son immense mansuétude, nous a facilité la tâche."
— Texte : Adèle Cailleteau, Photos : Adèle Cailleteau, Clément Boxebeld
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