Le fromage corse de Bastelicaccia

"Les fromages, je les aime à toutes les étapes, du début où ils sont frais jusqu’à ce qu’ils marchent tout seuls" — C'est-à-dire plein d'asticots. Jean-François est l'un des derniers bergers à effectuer encore la transhumance. Il nous montre les étapes de la fabrication de ses fromages de brebis, dans la vallée du Prunelli en Corse du Sud, pour lui le plus bel endroit du monde.

— Réalisation : Clément Boxebeld, Julia Mourri | Montage : Anna Brunstein

Publié le :
18/8/2022

L’hôte chez qui nous avons passé la nuit connaît "le berger". Elle nous a noté sur un bout de papier comment arriver jusqu’à lui. Sur les petites routes de Bastelica, dans la vallée du Prunelli, en Corse du Sud, nous apercevons après un virage une vieille Toyota garée devant une ancienne maison en pierre. Il est 6h30, le soleil n’est pas encore levé. Je frappe à la porte : pas de réponse. Une voix à l’étage se fait entendre : "L’entrée est en haut de l'escalier !Très bien, on monte ? Eh, vous voulez que je vous envoie un ascenseur ?!"


Jean-François Batistelli a une barbe blanche fraîchement taillée de la veille, en même temps qu’il a fait couper sa tignasse blanche — cela faisait dix mois que le coiffeur n’était pas venu chez lui. Il a allumé un feu et fait chauffer du café qu’il partage avec nous, avant qu'on se mette en route pour la bergerie, quelques mètres plus loin.

Des méthodes traditionnelles


Les bêtes défilent devant la machine à traire qu’il a fabriquée lui-même il y a plusieurs dizaines d’années. Il émet des sons que seules ses brebis comprennent. Il les connaît toutes. Parmi elles, la capitanda, la bête au tempérament le plus fort, qui est aussi sa préférée. Cet été, au moment de la transhumance, là-haut dans la région des Pozzi, il lui enlèvera sa clochette et la remerciera pour de ses loyaux services. "Elle pourra mourir en paix et en li-ber-té." Il détache chaque syllabe de son mot préféré.

Jean-François est l’un des derniers bergers à effectuer encore la transhumance. Issu d’une lignée pastorale, il rejoint tous les ans, à la fin juin, la bergerie qu’il s’est construite dans l’immensité verte, fraîche et silencieuse. Le voyage, il l’associe à une image qui le rend heureux, celle, au petit matin du deuxième jour de voyage, des sabots qui s’entrechoquent sur la roche et produisent des étincelles.

Vivre de sa passion


Pour l’heure, Jean-François est toujours dans la vallée et commence la préparation du fromage : il verse la récolte du matin dans un récipient muni d’un agitateur, qui remue le lait à mesure que celui-ci chauffe. En attendant la montée en température, le berger devenu fromager se pose au soleil, devant la maison de ses ancêtres.

Surplombant la vallée du Prunelli, il nous parle de sa terre et de son métier, ou plutôt de sa façon de vivre. "Pourquoi les gens attendent-ils leur retraite ? Parce qu’ils se lèvent et se disent ‘Et merde, il faut que j’aille bosser’. Moi quand je me lève, je me dis : quelle chance de respirer, je vais aller travailler." Pour Jean-François, chaque jour passé loin de chez lui est une journée perdue. L’une de ses amies nous racontera qu’il s’est récemment débrouillé pour rater un avion alors même qu’elle l’avait conduit à l’aéroport avec 2 heures d’avance.

Une façon de vivre


On passe au caillage qui va durer deux heures et demie. Jean-François en profite pour manger un bout — des restes de soupe corse, un mélange de légumes du jardin et de pâtes. Puis il sort sur sa terrasse et tue le temps en tirant sur des pinces à linge à l’aide d’un pistolet à bille. Le concours est lancé et le berger laisse exploser sa joie dès qu’une pince virevolte autour du fil.

Midi et demi, nous retournons dans la fromagerie. Le lait caillé est disposé dans des moules, puis sera retourné et transporté dans la salle d’affinage, sur l’étagère la plus proche, celle des fromages frais. Au bout de la pièce, des productions bien plus anciennes. "Les fromages, je les aime à toutes les étapes, du début où ils sont frais jusqu’à ce qu’ils marchent tout seuls." Entendez plein d’asticots.

La journée semble terminée. Pas pour lui. Avant que le soleil ne tombe, Jean-François reprendra le chemin de sa ferme pour la traite du soir. "Berger n’est pas un métier, nous répète-t-il, c’est une façon de vivre."

— Texte : Julia Mourri, Photos : Clément Boxebeld, Julia Mourri

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